S10 Douleur

S10

Douleur

 

Frédéric Aubrun

L’Association internationale pour l’étude de la douleur (International Association for the Study of Pain) définit la douleur comme « une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à une atteinte tissulaire réelle ou potentielle, ou décrite en ces termes » [4]. Cette définition tient compte des phénomènes biologiques sensori-discriminatifs, mais aussi des facteurs qui appartiennent à la sphère psychologique et aux fonctions cognitives du patient. Au sein des systèmes sensoriels, la douleur constitue un signal d’alarme qui protège l’organisme : elle déclenche des réponses réflexes et comportementales dont la finalité est d’en diminuer la cause et, par conséquent, d’en limiter les conséquences ; on parlera de nociception. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, sa disparition ou son abolition ne procure aucun avantage. Les rares cas d’insensibilité congénitale à la douleur sont dramatiques et requièrent un environnement protégé pour éviter à ces patients d’être continuellement atteints de brûlures, de blessures ou de fractures. Il est très important de faire la distinction entre douleur et nociception. Il existe des lésions tissulaires sans perception douloureuse et, à l’inverse, de véritables douleurs sans atteintes organiques aujourd’hui identifiables ; ces douleurs sont dites dysfonctionnelles ou idiopathiques. Il est important de les reconnaître en tant que telles et ne pas les assimiler à des douleurs imaginaires, au risque d’entraîner le patient dans un cercle vicieux menaçant son intégrité physique, psychique, familiale et sociale.

En pratique, on fait la distinction entre une douleur aiguë d’installation inférieure à 3 mois et une douleur chronique qui persiste au-delà de 3 mois. La douleur aiguë est avant tout un symptôme qui amène un individu à consulter un médecin. Elle constitue un signal d’alarme dont l’objectif est de protéger l’organisme. À l’inverse, la douleur chronique est inutile et destructrice. Elle peut devenir une maladie à part entière avec ses répercussions physiques, psychologiques, comportementales et sociales. De nombreux facteurs participent à la pérennisation et à l’exacerbation de la douleur. Elle peut être liée à une pathologie actuellement incurable ; elle peut résulter d’un déséquilibre de l’homéostasie entre les systèmes antinociceptifs et pronociceptifs, responsable d’une sensibilisation du système nerveux central ; enfin, elle peut être la conséquence de troubles psychologiques qui font le lit de la douleur ou la majorent.

L’amélioration du confort mais aussi de la sécurité des patients opérés passe par une prise en charge efficace de la douleur post-opératoire. L’analgésie après un acte chirurgical s’est sensiblement améliorée depuis plusieurs années, grâce notamment aux actions de corrections menées à la suite des résultats d’enquêtes de satisfaction dès les années 1990. Nous débuterons ce chapitre par un état des lieux de la prise en charge de la douleur post-opératoire à partir des résultats d’un audit national récent, en les comparant aux objectifs de l’analgésie post–opératoire en 2013. Nous détaillerons les aspects d’organisation et de démarche d’amélioration de la qualité. Enfin, nous aborderons la pharmacologie des analgésiques, la stratégie adaptée selon le terrain du patient et le type de chirurgie.

État des lieux en 2010

Une enquête nationale française a permis de faire un état des lieux publié en 2008 [6]. Cette enquête soutenue par la Société française d’anesthésie et de réanimation (SFAR) a porté sur 1 900 patients évalués dans 76 établissements, constituant ainsi un échantillon représentatif de la prise en charge des patients chirurgicaux en France. Cet audit national français a permis d’observer une appropriation de la notion d’évaluation de la douleur post-opératoire (évaluation écrite de la douleur dans plus de 90 % des cas), une utilisation élargie des opioïdes (fréquence d’utilisation de l’analgésie morphinique autocontrôlée par le patient 10 fois plus élevée en 10 ans) et des associations analgésiques. En revanche, l’utilisation de l’anesthésie locorégionale ainsi que le contrôle de la douleur au mouvement restent insuffisants.

La douleur chronique post-chirurgicale (DCPC) a été définie par W. Macrae en 1999 par quatre points [30], [34], [43] :

– la douleur apparaît après la chirurgie ;

– la douleur persiste plus de 2 mois après la chirurgie ;

– les autres causes de douleur ont été éliminées, notamment une infection et/ou récidive tumorale ;

– la douleur est sans lien avec la douleur pré-opératoire.

Épidémiologie

Les revues générales sur la douleur chronique post-chirurgicale décrivent une incidence globale de 30 % [18], [30], [33], [43]. Cette incidence n’est plus que de 5 à 10 % lorsque l’on considère uniquement les douleurs sévères [30]. Si on rapporte ces chiffres au nombre d’actes chirurgicaux, le nombre de nouveaux patients douloureux chroniques après chirurgie est certainement de plusieurs dizaines de milliers en France. L’étude de cohorte TROMSO norvégienne est la première à chiffrer l’incidence de la douleur chronique post-chirurgicale en population générale. Cette étude rapporte que 18,3 % de la population opérée dans les 3 années précédentes souffriraient d’une douleur chronique post-chirurgicale modérée à sévère. La moitié de ces douleurs auraient des caractéristiques neuropathiques et, dans deux tiers des cas, la douleur chronique post-chirurgicale serait localisée aux membres [27].

La lombalgie est une expression fonctionnelle extrêmement fréquente [65], génératrice de très nombreuses consultations, consommatrice d’examens complémentaires divers et pour laquelle les solutions thérapeutiques doivent être adaptées, non agressives et respectueuses du message « douleur » dans toutes ses composantes.

La physiologie de la lombalgie reste très complexe et sa compréhension requiert une approche multifactorielle [1], [4], [6], [7], [8], [12], [10], [36], [52], gage de succès thérapeutiques plus nombreux. La problématique de la lombalgie commune (lumbago) est sa capacité à se prolonger dans le temps dans 10 % des cas. Au-delà de 3 mois d’évolution, on parle de lombalgie chronique [65]. Toute la problématique est cependant d’arriver à faire un diagnostic précis, rapidement pour éviter la chronicisation, dans un contexte exprimé par le patient parfois flou ou incomplet [17], [54], [62].

La douleur est toujours au premier plan. Elle permet souvent d’orienter le diagnostic et d’apprécier la sévérité de la symptomatologie. La bénignité des affections rachidiennes communes est souvent de mise, contrastant avec le cortège fleuri des symptômes douloureux. Pour l’immense majorité des pathologies bénignes, il s’agit de l’expression clinique d’une pathologie dégénérative discale. D’autres causes bénignes sont à rechercher systématiquement car volontiers plus accessibles à une thérapeutique adaptée. Ces affections bénignes sont les grandes pourvoyeuses de douleur chronique.

Symptôme fréquent et invalidant, la douleur musculaire survient au cours de nombreuses affections, musculosquelettiques ou non, et pose le plus souvent un problème de diagnostic étiologique. Elle est peu sensible au traitement antalgique conventionnel, en particulier lorsqu’elle est chronique.

Principes généraux

Physiologie de la nociception musculaire

Le muscle strié est riche en nocicepteurs et en propriocepteurs. Les nocicepteurs sont en grande majorité des terminaisons nerveuses libres, la plupart localisées au voisinage des points moteurs, jonctions musculo-tendineuses et fascias. La douleur musculaire a pour caractéristique d’être ressentie de plusieurs façons : alors que la douleur cutanée est ressentie au niveau de la lésion tissulaire et la douleur viscérale le plus souvent à distance (dans une zone dite référée), la douleur musculaire peut être ressentie localement tout autant qu’à distance, dans des aires référées spécifiques à chaque muscle et qui dépendent de l’organisation anatomofonctionnelle du niveau métamérique en jeu.

Les douleurs orofaciales sont fréquentes et de causes diverses. Elles vont soulever des problèmes diagnostiques et thérapeutiques nombreux et variés. Leur systématisation a fait l’objet de plusieurs classifications, notamment par l’International Headache Society (IHS) et l’American Academy of Orofacial Pain. Cette complexité tient de la richesse de l’innervation sensitive de la face, à laquelle il faut ajouter une vascularisation extrêmement dense qui peut elle-même être le siège de « désordres vasomoteurs » à l’origine d’algies particulièrement rebelles. Les régions de la face sont dans la plupart des cas des zones frontières entre différents organes, différentes sensibilités (trigéminale, glossopharyngienne, sympathique…) où convergent les influx nociceptifs. Elles relèvent du domaine de spécialités diverses comme le chirurgien-dentiste, le stomatologiste, le neurologue, l’oto-rhino-laryngologiste (ORL), l’ophtalmologiste et bien évidemment le médecin généraliste, tous concernés à des degrés divers par ce vaste problème des douleurs faciales.

Enfin, on ne saurait oublier que le visage constitue pour l’homme l’essentiel de ce qu’il livre aux autres de son personnage, et cela explique la fréquence et l’importance du retentissement psychologique qui vient parfois modifier, et très souvent enrichir, la sémiologie clinique des algies de la face.

À partir de la classification proposée par l’International Headache Society nous limiterons notre propos à certaines entités centrées sur la sphère orofaciale. Les autres tableaux sont repris dans les chapitres associés.

La douleur neuropathique est définie comme une « douleur secondaire à une lésion ou une maladie affectant le système somatosensoriel » [43]. Elle témoigne donc d’une véritable pathologie des systèmes nociceptifs. Elle survient dans la zone « désafférentée » correspondant au territoire d’innervation de la lésion et est associée à un déficit parfois important de la sensibilité aux stimulations tactiles ou thermiques. Ainsi toute lésion du système nerveux périphérique (polyneuropathies sensitives, douleur post-zostérienne, lésions nerveuses post-chirurgicales, sciatique chronique…) ou central (douleur après un accident vasculaire cérébral, lésions médullaires, sclérose en plaques…) peut-elle générer des douleurs neuropathiques (Tableau S10-P01-C07-I). Ces douleurs sont caractérisées par une symptomatologie particulière ainsi que par leur tendance à la chronicité et leur caractère réfractaire aux analgésiques conventionnels. Ce chapitre fait le point sur l’épidémiologie générale, le diagnostic, l’évaluation, les principaux mécanismes et la prise en charge symptomatique des douleurs neuropathiques.

Près de 355 000 nouveaux cancers ont été diagnostiqués en France en 20121. Les progrès réguliers de leur prise en charge ont permis une amélioration de la survie globale des patients, au prix parfois de séquelles, notamment douloureuses. Ainsi 20 à 45 % des patientes traitées pour un cancer du sein gardent-elles des douleurs 5 ans après [4],[9]. Si la guérison est une perspective régulièrement atteinte, le cancer a également été la cause de 152 000 décès en 2010 en France2, précédés par des mois ou des années d’évolution d’une maladie chronique régulièrement pourvoyeuse de douleur. La douleur au cours de la maladie cancéreuse reste en effet un symptôme fréquent, et sa prévalence a peu évolué au cours des vingt dernières années. Dans l’étude européenne EPIC, réalisée en 2006 et 2007, 76 % des patients cancéreux interrogés (et 62 % des patients français) présentaient des douleurs modérées à sévères liées au cancer, quotidiennes pour plus de la moitié d’entre eux [1]. Et même lorsqu’elle est identifiée, la douleur liée au cancer est encore sous-traitée dans 25 à 60 % des cas à travers le monde, y compris dans les pays les plus développés [3].

La céphalée chronique quotidienne (CCQ) se caractérise par la survenue d’une céphalée au moins 15 jours par mois depuis plus de 3 mois. C’est une entité dont la prévalence a été estimée à 3 % de la population adulte française et elle représente un motif très fréquent de consultation dans les structures de recours neurologique et/ou algologique. À l’instar des recommandations de bonne pratique proposées par la Haute Autorité de santé (HAS) en 2004, la CCQ a longtemps été considérée essentiellement sous l’angle de l’abus médicamenteux qui lui est fréquemment associé. Depuis quelques années, la CCQ est appréhendée de façon plus large avec notamment l’émergence du concept de migraine chronique. Cette évolution est bien illustrée par les modifications de la classification internationale des céphalées et par les critères diagnostiques de la migraine chronique et de la céphalée par abus médicamenteux proposés dans sa dernière édition (3e édition version β) publiée en 2013. Cette évolution a également conduit la Société française d’études des migraines et céphalées, la Société française d’étude et traitement de la douleur et l’Association des neurologues libéraux de langue française à proposer de nouvelles recommandations de bonne pratique sur la prise en charge de la CCQ en considérant cette évolution et en mettant en exergue la CCQ survenant chez un migraineux dans la mesure où c’est la situation la plus fréquente à laquelle sont confrontés les praticiens.

Ce chapitre a pour objectif de reprendre les données factuelles ayant conduit à ces dernières recommandations et de détailler la démarche diagnostique générale face à une CCQ, les entités cliniques que représentent la céphalée par abus médicamenteux et la migraine chronique ainsi que la réflexion sur les facteurs de chronicisation d’une céphalée qui pourraient conduire dans le futur à une prévention du développement de la CCQ.

Le syndrome douloureux régional complexe (SDRC), ou complex regional pain syndrome (CRPS) pour les Anglo-Saxons, est une pathologie qui revêt de multiples facettes actuellement mieux identifiées. La première description date de 1864 par S. Mitchell [50], puis les caractéristiques essentiellement cliniques, non spécifiques pour certaines, vont être regroupées dans des syndromes dénommés de manière diverse comme le syndrome de Sudeck, l’ostéoporose post-traumatique, la dystrophie sympathique réflexe, l’algoneurodystrophie, la causalgie, le syndrome épaule-main. Les critères diagnostiques ont évolué depuis et ont permis de caractériser le SDRC, reposant essentiellement sur des éléments cliniques, ressentis et constatés lors de l’examen, regroupant la douleur, un œdème des tissus, des troubles vasomoteurs, des rétractions et une déminéralisation osseuse.

Approche pharmacologique

Les thérapeutiques médicamenteuses de la douleur ont relativement peu évolué ces dernières années. Aujourd’hui les médicaments disponibles sur le marché restent des produits anciens voire très anciens (morphine, paracétamol, aspirine, anti-inflammatoires non stéroïdiens classiques, antidépresseurs imipraminiques) à l’exclusion de quelques principes actifs commercialisés depuis les années 2000 (gabapentine, prégabaline, ziconotide, tapentadol). Certes, de nouveaux dérivés opioïdergiques (par exemple oxycodone), ou des formes pharmaceutiques nouvelles (par exemple, à base de fentanyl, lidocaïne ou capsaïcine) sont apparus dans cette même période, mais ils ne correspondaient pas pour les premiers à de nouveaux concepts pharmacologiques ou concernaient, pour les seconds, des principes actifs connus voire anciens. Il convient néanmoins de reconnaître que cette multiplication des alternatives thérapeutiques a aidé à optimiser la prise en charge des patients. Par ailleurs, il convient de noter l’avènement des triptans, concept pharmacologique nouveau à l’époque qui a représenté un progrès majeur dans la prise en charge de la crise migraineuse. Cette brève synthèse historique de la pharmacopée des antalgiques montre qu’elle n’a pas bénéficié des progrès des connaissances fondamentales en physiologie et physiopathologie de la douleur, enregistrés depuis à peu près trois décennies.

Ce chapitre consacré à la pharmacologie des antalgiques disponibles se fondera sur une classification thérapeutique évacuant la classification dichotomique d’antalgiques périphériques, d’une part, et d’antalgiques centraux, d’autre part. En effet, l’évolution des connaissances a montré que des représentants de chacune de ces deux classes étaient capables d’exercer des effets à un ou à l’autre de ces deux niveaux. Ainsi, nous retiendrons la classification suivante : les antalgiques opioïdes, qui incluent, outre la morphine, un alcaloïde et des molécules synthétiques ; les antalgiques non opioïdes, classe d’exclusion réunissant des produits dont la caractéristique commune est de ne pas être des ligands des récepteurs des opioïdes. Enfin la troisième classe correspond à des médicaments dont l’indication principale n’est pas le traitement de la douleur, mais qui sont utilisés dans le traitement de syndromes douloureux chroniques, particulièrement neuropathiques. Les triptans occupent, avec d’autres produits, la classe des antimigraineux que nous ne pourrons pas traiter dans l’espace disponible. Les données pharmacologiques de chaque classe seront exposées dans une démarche permettant de comprendre le bénéfice thérapeutique et la survenue des effets indésirables pharmacologiquement attendus.