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S12
Gastro-entérologie
Chapitre S12-P08-C04
Polypose juvénile
La polypose juvénile est une forme très rare de syndrome de prédisposition génétique au cancer colorectal [41]. Le syndrome de polypose juvénile est le plus commun des syndromes de polyposes hamartomateuses, qui eux-mêmes, représentent moins de 1 % de l’ensemble des cancers colorectaux [39]. Ces syndromes sont cependant associés à un haut risque de malignité et leur diagnostic précoce est crucial afin d’optimiser la surveillance des patients.
La première description histologique d’un polype juvénile a été publiée en 1939 par Diamond et al. [12], puis plus en détails par Helwig en 1946 [20]. Le nom de polype juvénile a ensuite été donné par Horrilleno et al. en 1957 [19]. La caractéristique histologique d’un polype juvénile en tant qu’hamartome a été suggérée en 1962 par Morson afin de distinguer ces polypes des polypes adénomateux [31].
La présence de polypes juvéniles isolés, sporadiques, est retrouvée chez 2 % de la population pédiatrique (la plus fréquente des formes de polypes dans cette population), sans augmentation du risque de survenue de cancer [17], [33]. Contrairement aux polypes juvéniles sporadiques, les polypes retrouvés dans le syndrome de polypose juvénile sont plus nombreux et peuvent affecter le tractus gastro-intestinal proximal [3].
La polypose juvénile est caractérisée par le développement de multiples polypes juvéniles dans le tractus gastro-intestinal, notamment au niveau du côlon (en particulier côlon droit [40]), mais également au niveau du rectum, de l’estomac et de l’intestin grêle [11], [27]. Le nombre total de polypes varie énormément : de quelques-uns à plusieurs centaines [11]. Les polypes peuvent se développer à tout âge mais dans la majorité des cas, ils apparaissent avant l’âge de 30 ans [6], voire 20 ans selon les auteurs [46].
L’incidence annuelle de la maladie est comprise entre 1/100 000 et 1/160 000 [38].
Il n’existe pas de caractéristiques phénotypiques évidentes de la polypose juvénile qui en faciliteraient le diagnostic [27]. Les symptômes de la maladie peuvent être des troubles digestifs (obstruction, diarrhée…), des douleurs abdominales, un saignement, une anémie, une entéropathie exsudative, une élimination spontanée des polypes [3], [9], [36], [43]. Cependant, la présence de ce syndrome peut être cliniquement silencieuse [39]. Notre connaissance des formes cliniques se complète peu à peu des diagnostics fondés sur les analyses génétiques ; outre les formes cliniques classiques, elles permettent chez l’adulte le rattachement à ce syndrome de manifestations phénotypiques moins évocatrices (parfois graves) ou le suivi prospectif de jeunes personnes asymptomatiques ayant hérité de telles mutations constitutionnelles. Ces observations modifient sensiblement nos connaissances des signes cliniques, des risques évolutifs, et par conséquent des recommandations de prise en charge médicale de tels patients.
La polypose juvénile a été considérée comme une maladie bénigne jusqu’à la première description de malignité en 1984 [26]. Le risque de développer une tumeur maligne colique ainsi que gastrique, de l’intestin grêle, duodénale [45] et pancréatique est augmenté et croît avec l’âge. L’estimation du risque varie selon les études. Il a été évalué que le risque de cancer colorectal au cours de la vie était de 39 à 68 %, risque significativement diminué avec une surveillance endoscopique accrue [4], [24], [30]. En ce qui concerne le risque de cancer gastrique pour les patients présentant des polypes gastriques, l’incidence est de 21 % [17]. Une seule étude apporte des données d’incidence du cancer colique à des âges précis : risque de 17 à 22 % à l’âge de 35 ans et de 68 % à 60 ans [17].
Concernant l’anatomopathologie, les polypes juvéniles sont souvent reportés à tort comme inflammatoires ou hyperplasiques, retardant parfois le diagnostic de polypose juvénile. De sorte que, en cas de suspicion de polypose juvénile, une relecture de lames par d’autres pathologistes a fait la preuve de son utilité [1]. Les polypes juvéniles sont des hamartomes, leurs caractéristiques microscopiques sont la présence de glandes hyperplasiques, souvent dilatées et riches en mucus, un œdème et une inflammation du chorion et des érosions superficielles. Des foyers de dysplasie sont observés dans 50 % des polypes. Les cancers se développent à partir de ces composants adénomateux dysplasiques [10], [24], [40].
Critères diagnostiques
Sachatello et al. [37] définissent en 1974 :
– au moins dix polypes juvéniles dans le côlon ou le rectum ;
– et/ou polypes juvéniles répartis le long du tractus digestif ;
– et/ou polypes juvéniles au niveau du tractus digestif, quel que soit le nombre, avec antécédents familiaux.
Jass et al. [28], en 1988, réduisent le nombre de dix à cinq polypes juvéniles pour retenir le diagnostic. Giardiello et al. [17], en 1991, réduisent encore le nombre à trois polypes juvéniles.
À ce jour, ce sont le plus souvent les critères de Jass qui sont retenus pour établir le diagnostic clinique.
Aspects génétiques
Le syndrome de polypose juvénile présente une hétérogénéité génétique et une variabilité phénotypique inter- et intrafamiliale. Le mode de transmission est autosomique dominant.
Sur le plan génétique, deux gènes ont été identifiés à ce jour : SMAD4 et BMPR1A qui jouent un rôle dans la même voie de signalisation cellulaire, la voie du TGF-β. Cette voie est hautement impliquée dans la régulation du cycle cellulaire, particulièrement au niveau des cellules coliques [46].
Le gène SMAD4, situé en 18q21.1, a été identifié comme gène de prédisposition à la polypose juvénile en 1998 [23]. Il s’agit d’un gène suppresseur de tumeur, facteur de transcription codant des médiateurs cytoplasmiques.
Une mutation du gène SMAD4 est retrouvée chez environ 20 % des patients présentant une polypose juvénile [1], [21], [34].
Le gène BMPR1A, situé en 10q.22.3, a été identifié comme gène de prédisposition à la polypose juvénile en 2001 [22] ; il code un récepteur de type I de ligands de la famille TGF-β. Une mutation BMPR1A est également retrouvée chez environ 20 % des patients atteints d’une polypose juvénile [1], [21], [34].
Des études ont montré qu’une mutation germinale SMAD4 ou BMPR1A était retrouvée chez 50 à 60 % des patients atteints de polypose juvénile [1], [7], [42].
Relation entre génotype et phénotype
Sur le plan phénotypique, l’expression du syndrome est différente entre les porteurs d’une mutation SMAD4 et les porteurs d’une mutation BMPR1A. Les mutations SMAD4 sont associées à un phénotype plus agressif, avec un plus grand nombre d’adénomes et de carcinomes coliques, avec des polyposes gastriques plus sévères que les mutations BMPR1A [1], [14], [18], [35], [38]. Ainsi la présence de polypes gastriques suggère-t-elle une mutation SMAD4. De la même façon, les patients atteints de polypose juvénile chez lesquels aucune mutation n’a pu être mise en évidence, présentent moins souvent une polypose gastrique que les porteurs de mutation SMAD4.
Des mutations du gène SMAD4 sont également impliquées dans la maladie de Rendu-Osler, ou télangiectasie hémorragique héréditaire, qui est une maladie à transmission autosomique dominante, de pénétrance quasi complète avant l’âge de 50 ans. Cette pathologie conduit à une dysplasie vasculaire caractérisée par des télangiectasies cutanéomuqueuses de localisations évocatrices et des malformations artérioveineuses au niveau des poumons, du foie, du cerveau, du système gastro-intestinal et de la colonne vertébrale [2]. Les symptômes ne sont pas présents dès la naissance, mais se développent avec l’âge [2]. Le plus commun des symptômes est l’épistaxis, présente chez plus de 90 % des patients atteints de la maladie de Rendu-Osler et qui débute en moyenne à l’âge de 12 ans [2]. Si les malformations artérioveineuses n’ont pas été diagnostiquées et traitées, de sérieuses complications peuvent apparaître jusqu’à mettre en jeu le pronostic vital des patients [2]. Un syndrome combiné polypose juvénile-maladie de Rendu-Osler est aujourd’hui reconnu comme une entité à part entière [2], [15]. Les mutations responsables de ce syndrome combiné perturbent la voie de signalisation du TGF-β et interfèrent, d’une part, avec la fonction « suppresseur de tumeur » de la protéine SMAD4 et, d’autre part, avec le développement des parois artérioveineuses.
Une récente étude, rapportant des données concernant 34 patients porteurs d’une mutation SMAD4 (vingt familles), montre que 76 % des malades présentent des caractéristiques de la maladie de Rendu-Osler [15]. Ainsi l’examen clinique doit-il chercher la présence de signes de la maladie de Rendu-Osler, et les patients doivent être systématiquement adressés à une consultation spécialisée.
Par ailleurs, des mutations du gène SMAD4 ont également été mises en évidence chez des personnes ayant une polypose juvénile et des anormalités vasculaires différentes de celles observées dans la télangiectasie hémorragique héréditaire. Notamment, un affaiblissement et une dilatation de l’aorte pouvant provoquer un anévrysme ou une dissection aortique. Un examen systématique de l’anneau valvulaire et de l’aorte thoracique est recommandé chez les patients porteurs de mutation SMAD4.
La plupart des anomalies génétiques causales sont des mutations ponctuelles ou des petites délétions dans les régions codantes des gènes SMAD4 ou BMPR1A. Ces mutations peuvent donc être mises en évidence par séquençage conventionnel. Cependant, dans environ 15 % des cas il est retrouvé une délétion d’un ou plusieurs exons, voire de toute la séquence codante du gène SMAD4 ou BMPR1A. Cela implique l’utilisation d’autres techniques comme la MLPA (multiplex ligation-dependent probe amplification) [1], [7] permettant de mettre en évidence des réarrangements géniques de grande taille. Par ailleurs, des mutations dans la région promotrice du gène BMPR1A ont été mises en évidence récemment chez environ 10 % des patients présentant une polypose juvénile [8].
Approximativement 25 % des patients nouvellement diagnostiqués avec une polypose juvénile ont une mutation sporadique de novo [39], il n’y a donc pas d’histoire familiale évocatrice dans ces cas.
Il existe deux diagnostics différentiels associés à une polypose hamartomateuse : le syndrome de Cowden et le syndrome de Peutz-Jeghers. Chez 5 % des familles présentant une polypose juvénile, une mutation du gène PTEN a été mise en évidence [6].
Prise en charge des patients
Les patients à risque de polypose juvénile doivent avoir un examen endoscopique du côlon et du tractus gastro-intestinal haut à partir de l’âge de 15 ans ou plus tôt si des symptômes existent [25]. Lorsqu’un diagnostic a été posé, la présence de polypes dans tout le tractus gastro-intestinal doit être recherchée [5].
Les recommandations de surveillance classiques des individus atteints de polypose juvénile ou des individus à risque sont une coloscopie tous les 1 à 2 ans à partir de 15-18 ans et une endoscopie haute tous les 1 à 2 ans à partir de 25 ans [13]. Les recommandations mises à jour plus récemment (réseau PRED-IdF, avis d’experts) sont plutôt de débuter les coloscopies vers l’âge de 10 ans, répétées tous les 2 ou 3 ans tant qu’aucune lésion n’est décelée ou ne persiste ; endoscopie œso-gastro-duodénale axiale à partir de 25 ans (répétition tous les 2 ou 3 ans dans les mêmes conditions, surtout en cas de mutation du gène SMAD4).
La présence d’une polypose diffuse peut justifier une colectomie ou gastrectomie [39]. Dans notre expérience de dix familles porteuses de mutations du gène SMAD4, les complications gastriques peuvent être liées à des nappes polypoïdes qui deviennent confluentes, très fragiles, susceptibles de complications hémorragiques soudaines et graves, de crises douloureuses abdominales paroxystiques précédant les épisodes hémorragiques (arrachement spontané d’éléments polypoïdes) (quatre cas), voire d’obstruction pylorique progressive (un cas). Le risque de carcinome gastrique et colique est élevé chez ces personnes.
La prise en charge doit être fondée sur l’opinion d’experts [13], [25], [29] et multidisciplinaire.
Lorsqu’une mutation causale a été identifiée chez un cas index, ses apparentés peuvent avoir recours à un test ciblé. Si la mutation est présente (personnes porteuses, prédisposées), la surveillance spécifique est mise en place ; si la mutation n’est pas retrouvée (personnes non porteuses), les personnes suivent les recommandations de la population générale [25].
En attendant le résultat d’une analyse génétique constitutionnelle individuelle, ou lorsqu’une mutation dans l’un des deux gènes de prédisposition à la polypose juvénile n’a pas pu être mise en évidence chez un patient cliniquement atteint, la surveillance endoscopique de l’intéressé et de ses apparentés au premier degré est maintenue.
Conclusion
La génétique moléculaire constitutionnelle a permis de mieux comprendre les polyposes juvéniles, y compris d’identifier leurs formes cliniques dégradées ou plus tardivement graves, et d’éclairer les conduites médicales.
La relecture histologique experte est indispensable devant toute polypose digestive.
Les polyposes juvéniles liées au gène SMAD4 sont les plus graves, avec des lésions gastriques dont les complications sont pressantes, avec des lésions vasculaires associées (malformations de type Rendu-Osler, plus rarement mais gravement des malformations aortiques) qu’il convient de dépister systématiquement. Le risque néoplasique digestif est important, justifiant une surveillance endoscopique digestive rapprochée de l’adulte.
Sous l’éclairage de la génétique moléculaire constitutionnelle, la connaissance du syndrome hétérogène des polyposes juvéniles, de son histoire naturelle, de ses relations génotype-phénotype et de ses complications doit désormais bénéficier de l’enregistrement des diverses formes cliniques des cas index, et du dépistage prospectif des plus jeunes personnes apparentées qui auront été prouvées porteuses des mutations familiales des gènes SMAD4 ou BMPR1A. Les recommandations médicales de prise en charge vont donc évoluer au cours de ce processus prospectif, notamment en France avec l’aide des réseaux régionaux de soutien aux suivis médicaux de personnes prédisposées, mis en place et déployé au niveau national.
Bibliographie